Elle avait trois ans. Jamais au cours de sa vie elle n'a vu la lumière du soleil. Jamais elle n'a pu goûter un brin d'herbe ni ronger l'écorce d'un arbre.
Jamais elle n'a pu être elle. Une jeune chèvre qui voulait vivre, courir, être heureuse et s'amuser. Non, pendant ces trois années, elle a été enfermée dans un bâtiment. Elle a été exploitée jusqu'à la mort.
Je ne sais pas quel nom lui donner, tout ce que je sais c'est que je ne l'oublierai jamais.
Son éleveur l'a apportée chez nous avec le tracteur, étant donné que les routes étaient impraticables à cause de la neige.
Elle était allongée sur coté. Elle s'était cognée la tête. Sa position avait l'air horrible et je l'ai juste vite prise dans mes bras. J'ai vu qu'elle était déjà tellement maigre que je pouvais la porter toute seule.
C'était une grande chèvre, haute sur pattes. Elle a sûrement été très belle. Elégante.
Hier, quand je l'ai vue, elle n'était plus qu'un squelette recouvert de peau. L'ombre d'elle-même.
Avec ma mère, nous l'avons portée en haut, dans une chambre de la maison. Elle était en état d'hypothermie. On l'a allongée sur des couvertures près du radiateur. Elle s'est littéralement jetée sur le bol d'eau que nous nous lui avons donné. Elle était assoiffée. Cela devait faire des jours qu'elle n'avait pu rejoindre l'abreuvoir.
Cette chèvre m'a beaucoup marquée. Je la revois encore inspecter la chambre du regard. Elle était curieuse.
Elle a beaucoup bu. Elle a même encore mangé quelques brindilles de foin.
Elle était toute humide derrière et elle sentait déjà un peu le pourri. Un liquide marron coulait de son vagin. Son éleveur m'avait dit qu'elle avait mis bas il y a quelques jours, mais ce n'est que là que j'ai vraiment réalisé qu'elle avait une grave infection de l'utérus, dans un stade très avancé.
Elle est morte simplement parce qu'elle n'a pas reçu de soins après sa mise bas, pas d'antibiotiques et que durant ces derniers mois elle n'avait pas assez à manger. Je n'avais encore jamais vu un tel squelette vivant.
Je n'ai plus rien pu faire pour elle. Sa vie n'aura été que de A à Z un cauchemar. Je ne sais pas ce qui nous attend après la mort, mais pour elle, ça ne peut être que mieux. L'enfer, elle y est déjà passée.
Elle a vécu dans un élevage où les chèvres ont peur de l'homme. Dans un élevage où les coups ne sont pas des exceptions.
Jamais elle n'a pu dormir sur de la paille propre et sèche. Etant donné que le fumier n'est sorti qu'une ou deux fois par an, le sol est toujours humide et sale.
J'aurais tant voulu lui montrer ou lui offrir une autre vie...
Je ne l'ai connue que quelques heures, mais la souffrance de tout son corps et son regard ne me quitteront pas aussi vite.
Elle était tellement jeune...
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